Ce soir là, j’avais le moral à zéro dans le train qui me ramenait de Stras’ à Lyon, non pas que le week-end ait été mauvais, bien au contraire, on s’était bien amusé là haut avec les potes mais justement parce que c’putain de week-end n’avait que deux jours (comme beaucoup de week-ends vous m’direz, oui mais bon, c’est pas une raison) et que le lendemain j’devais retourner pointer à c’foutu boulot qui pouvait même pas s’venter de ramener assez de thunes pour vivre correctement. Alors j’étais rudement content d’avoir retrouvé dans le fond d’mon sac « 1275 âmes », un vieux polar qu’une copine de Lyon m’avait passé quelques semaines plus tôt en me disant : toi, j’suis sûr que ça t’plaira, j’dirai même que c’est un polar écrit spécialement pour toi.
J’avoue que je ne sais pas bien encore aujourd’hui comment je dois interpréter cette déclaration. C’est sûr que ce bouquin m’a tout de suite vachement plu et que mon retour à Lyon m’est soudain apparu moins noir avec cette série noire entre les mains. Comprenez ou pas, moi, j’me comprends : rien de tel qu’un roman bien noir pour vous éclairer le chemin dans votre putain d’vie, moi j’dis. Mais d’un aut’ côté, il était quand même bien louche le héros de ce bouquin et je sais pas si la copine voulait me dire que j’avais ce côté louche en moi et ça, je suis pas sûr que c’était tout-à-fait un compliment de sa part. Mais laissons ça.
J’avais à peine parcouru les 50 premières pages, et j’étais déjà accro à c’t’histoire de shérif que tout le mode s’ingéniait à faire tourner en bourrique mais on sentait bien que le gars allait pas en rester là et que tout placide qu’il était, on allait pas tarder à voir c’qu’on allait voir … C’est alors que je sentis soudain quelque-chose qui me frôlait la cuisse. J’eus tôt fait de comprendre que le quelque chose en question n’était autre que le pied de la charmante jeune femme qui s’était assise en face de moi à Colmar ou à Mulhouse je sais plus. Je risquais quelques coups d’œil par-dessus mon livre : j’ai quelques heures de route dans c’te putain de vie mais c’est la première fois qu’un truc de c’genre m’arrivait. Elle aussi lisait un livre mais j’ai pas réussi à en lire le titre car elle le tenait pas assez droit pour ça. Mais au format j’ai reconnu un de ces bouquins édités par Actes Sud, avec leur format allongé et leur papier jaune.
J’essayais de ne pas bouger pour faire celui qui n’avait rien remarqué car j’avais envie de garder ce pied le plus longtemps possible contre ma cuisse. Je suis un peu trop vieux pour croire aux contes de fées et celles qui sont venues me rendre visite un jour sont toujours reparties vite fait en me laissant un gros bleu dans le cœur. Alors je prends ce qui se présente mais pour ce qui est des illusions, j’en ai un déjà tout un vieux stock usagé dans ma cave et j’ai pas besoin d’en rajouter.
La demoiselle, elle aussi, faisait semblant de rien et son pied resta là pendant que nous tournions l’un et l’autre nos pages jaunies, mais les miennes c’était parce que ce sacré polar avait déjà été lu et relu des dizaines de fois, tout cabossé qu’il était devenu mais toujours sacrément envoutant, je peux vous l’dire.
Quand le haut-parleur annonça notre arrivée en gare de la Part-Dieu, d’un seul mouvement nous levâmes la tête et je ne sais pas pourquoi, comme ça, on s’est sourit, et au fur et à mesure que l’on souriait, on souriait encore plus, bêtement. Puis elle parla, doucement : « C’est gentil à vous d’avoir accepté mon pied à côté de vous, je ne peux pas supporter d’avoir les pieds coincés sous un siège pendant tout un trajet. Et vous aviez l’air si absorbé dans votre lecture que j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas vous interrompre. ». « Vous avez bien fait », je lui ai dit, mais j’ai pensé en même temps qu’elle allait croire que j’étais du genre qu’il ne fallait pas interrompre dans sa lecture, sous peine de s’exposer à des représailles et puis j’ai pensé aussitôt que c’était pas complètement faux non plus, d’ailleurs.
Comme nous descendions ensemble à cette gare, je me suis dit que j’allais lui proposer de boire un verre, malgré tout ce que je pense des fées, mais à peine je me disais ça que je réalisais qu’elle avait déjà pris ses affaires et qu’elle s’était avancée au milieu d’autres passagers dans l’allée centrale. Elle était encore à portée de voix mais lancer une invitation comme devant tous ces gens, ça ne m’a pas paru à ma portée. De toute façon le cafard du dimanche soir était en train de reprendre prise sur moi et puis quoi, une fille comme ça avait sûrement un type qui l’attendait à la sortie du train du genre empressé et « passe-moi ta valise ma chérie ». Est-ce que moi je sais faire cela, moi, hein ?
J’ai ramassé mes affaires et au moment de glisser le Jim Thomson dans mon sac, voilà que j’aperçois qu’elle a laissé son livre sur son siège. Je me retourne pour l’appeler mais c’est quoi cette manie des gens d’aller toujours trop vite pour moi : elle avait déjà disparu.
J’ai pris le livre : L’empreinte de l’ange de Nancy Huston. Pas entendu parler. Il y avait un drôle de petit bonhomme jaune collé sur le livre. J’ai ouvert le livre : au dos de la couverture il y avait une étiquette avec tout un baratin. Ca parlait de faire voyager les livres dans le monde entier, et d’un site oueb pour avoir des nouvelles de son voyage : une idée qui m’a paru marrante, j’avais envie d’en savoir plus. Déjà je sentais le cafard refluer un peu dans ma tête et une sorte de petit jour venait lui prendre la place.
J’ai mis le livre dans mon sac et je suis descendu sur le quai.
Andras, Lyon